Conjurer la peur, de Gaëlle Bourges au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.
Gaëlle Bourges, habituée à puiser dans l'histoire de l'art et de la peinture plus particulièrement, présentait sa dernière création, Conjurer la Peur, également titre d'un ouvrage de Patrick Boucheron, dont elle s'inspire pour prendre comme point de départ de sa pièce, une fresque monumentale dite Des effets du bon et du mauvais gouvernement, peinte par Ambrogrio Lorenzetti entre 1337 et 1340 pour le Palais Pubblico de Sienne.
Le
spectacle débute avec 9 interprètes, réunis autour d'une table. Gaëlle
Bourges assise parmi eux, prend la parole et face au public nous
introduit à la lecture de cette célèbre fresque. Elle est notre guide et
la visite peut commencer.
Elle
évoque tout d’abord les conditions de sa découverte picturale à travers
le livre de Patrick Boucheron, puis sa visite sur place à Sienne au
Palais Pubblico, la description de son passage dans la boutique des
souvenirs et des produite dérivés, enfin sa découverte de la fresque
monumentale in situ.
Quittant
alors la table mais gardant ce rôle de narratrice elle nous indique
l’emplacement de la fresque répartie sur 3 murs du Palais qui pour les
besoins scénographiques sont ceux vides du plateau et de l’avant-scène.
Elle
retrace le contexte politique de l’époque (celui d’un pouvoir communal,
républicain), se lance dans une description iconographique très précise
de cette peinture monumentale, en décrit les actions représentées, et
les différentes allégories. En cela elle est aidée par les 8 danseurs
qui selon les besoins de la narration, jouent ou bien les
visiteurs/touristes que nous pourrions être, mais le plus souvent
participent de la description orale en venant doubler le propos, en
mimant les scènes qui sont décrites, nous donnant une représentation
illustrée et sensible des images qui nous font défaut, réintroduisant du
visuel dans cette visite virtuelle. Et selon les temps fort de la
description, ils porteront inscrits sur leurs habit les vices qu’ils
incarnent (furor, divisio, timor, etc) s’il s’agit des effets du mauvais
gouvernement, ou bien les vertus (Securitas, Justicia, etc.) s’il est
question des effets du bon gouvernement.
Gaëlle Bourges, en bonne historienne ne manque pas de rappeler que le titre initial de cette fresque était celui-ci : De la guerre et de la Paix. Et la guerre est toujours l’œuvre du seigneur ou du tyran qui use du mauvais gouvernement contre le bien commun.
La
chorégraphe au terme de sa description des effets du bon gouvernement
sur la cité s’attarde sur une scène qui retient plus particulièrement
son attention : c’est une scène de danse, une farandole, une ronde, une
ridda plus exactement et que vont reprendre les danseurs pendant
plusieurs minutes. A ce moment précis il n’y a plus de commentaire et
seuls les pas et les claquements de mains se font entendre. On sent
qu’il y a là un moment décisif et comme un jeu d’écho entre la danse de
la fresque et celle qui est dansée à cet instant, une mise en abîme de
la danse elle-même, qui est bien plus qu’une ‘reconstitution’ : la
danse et les corps deviennent l’objet d’un enjeu politique, celui du
bien vivre ensemble contre la tyrannie du seigneur d’hier – mais aussi
celui d’aujourd’hui ? Puis les danseurs quittent le plateau.
Une
fois ce premier cycle achevé, Gaëlle Bourges convoque à nouveau le
spectateur au début de la pièce là où les protagonistes se retrouvent
assis à cette même table qui n’a pas bougé du devant de la scène ; mais
l’ambiance est plus sombre, d’une tonalité bien différente. Des tentures
bleues viennent circonscrire l’espace du plateau qui était ouvert
jusque-là. Le fil narratif de la fresque reprend mais cette fois-ci sans
aucun commentaire historique direct à son propos. Les danseurs rejouent
(presque) à l’identique la description de la fresque mais avec une
gravité qui n’était pas présente jusque-là, les corps semblant
contraints, malmenés comme si le mauvais gouvernement prenait le dessus
sur le bon gouvernement, la guerre sur la paix. En voix off, Gaëlle
Bourges nous parle du contexte dans lequel sa pièce, Conjurée la peur,
fut créée ; elle en livre le sous texte caché comme un journal de bord
intime : sa rencontre avec des programmateurs de spectacles à Avignon
qui retoquent la pièce, un album de Radio Head qu’elle écoutait en
boucle et plus particulièrement une chanson qui dit «Happy to serve you»
que l’on entend alors dans la bande son, sa lecture de l’ouvrage de La
Boétie, De la servitude volontaire,
une phrase de Godard, des anecdotes personnelles mais qui font écho à
notre actualité proche, des bribes de ses voyages à Avignon, Sienne et à
Nice au moment de l’attentat de 2016 dont elle est témoin ce soir-là.
Et
là, alors que ce rejoue la pièce dans une même configuration que
précédemment, que les danseurs refont les mêmes gestes, déroulent devant
nos yeux les scènes peintes, réactivent notre mémoire des propos
entendus plus tôt, apparaît toute la contemporanéité de cette fresque du
XIVème siècle, et toute la gravité de la pièce de Gaëlle Bourges :
comment conjurer la peur, comment éloigner la guerre, la peur de la
guerre, cette fameuse peur qui est l’aiguillon du tyran et du mauvais
gouvernement ?
Alors
à nouveau les danseurs reprennent leur sarabande, mais sur l’air de
Radio Head et de ce «Happy to Serve you», (mais servir qui ? A quel
service se mettre ?), redonnant à la fresque de Lorenzetti, toute sa
portée politique, critique, voire utopique : danser pour conjurer la
peur comme le font les danseurs (presque nus) dans la pièce de Gaëlle
Bourges jusqu’à épuisement, avec cette inscription inscrite sur leurs
hauts-de-corps en lettre capitale : SENZA PAURA. Danser sans peur, comme
pour préserver un bien commun.
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Des effets du bon et du mauvais gouvernement, Ambrogrio Lorenzetti |