Refuge de Vincent Dupont

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Nous avions raté Vincent Dupont à La Ménagerie de Verre en décembre et c’est finalement avec bonheur que nous l’avons retrouvé au Théâtre des Abbesses pour sa création Refuge. Ici le plateau prend des allures de dépôt d’usine ou de plateformes de vente 2.0 lorsque deux hommes, vêtus de manière identique, prennent place et endossent leur rôle de manutentionnaire. Pendant que l’un déplie des cartons pour les mettre en forme et en scelle le fond à coup de scotch, l’autre prend le relais pour terminer le travail en fermant la partie supérieure et en les plaçant soigneusement à la file les uns des autres. Les gestes sont précis et méticuleux, la cadence robotique.

Un monde du travail qui s’emballe à coup de cartons et d’adhésif.

Pourtant, les incidents qui surgissent et dérèglent cette belle productivité ne sont pas absents (un carton qui chute, une limite dépassée, etc.) et ils sont l’occasion pour le chorégraphe d’introduire habilement une nouvelle séquence et de développer la dramaturgie de la pièce. Par certains aspects on pense à Ligne de crête de Maguy Marin, ou à la création de Mathieu Mercier et Steven Michel : Affordable solution for better living.

Le travail de nos deux manutentionnaires se fait dans un vacarme sonore et lorsqu’ils se parlent, leurs voix passées à la moulinette du vocoder restent incompréhensibles pour nous public. Mais peut-être parlent-ils aussi une autre langue comme ils le confirmeront plus tardivement. Par contre on entend parfaitement le son de l’adhésif qu’ils collent sur le carton, comme tous les autres sons qui amplifiés et synchronisés avec les gestes du travail, sont magnifiés et constituent une bande sonore remarquable. 

Se réapproprier les gestes du travail.

La qualité plastique de cette pièce est aussi fortement renforcée par les possibles jeux d’assemblages des cartons comme un jeu de construction, et qui finiront pourtant malmenés et éventrés par les protagonistes. Car les accidents “machiniques” qui viennent dérégler successivement la chaîne de production ouvrent aussi pour ces deux hommes à leurs propres dérèglements, soit l’exercice de leur liberté et la réappropriation de leurs gestes et de leurs corps. 

Pourtant la dernière scène de la pièce ouvre aussi à une autre interrogation, car une fois libérés de cette oppression, les deux hommes se retrouveront assis côte à côte mais à la manière dont un ventriloque tient sa marionnette et la fait parler dans cette langue dont nous ne comprenons rien. Jusqu’à ce que la marionnette dans un retournement de situation imprévu reprenne le pouvoir sur son marionnettiste qui deviendra alors assujetti et obligé à cet irréparable sur quoi se termine le spectacle : un saut dans le vide.

Finalement, ce Refuge à de quoi inquiéter mais c’est peut-être le prix à payer pour la liberté.

Refuge de Vincent Dupont vu au Théâtre des Abbesses le 10 janvier 2019.

visuel : Refuge © Marc Domage