Les Variations Goldberg d’Anne Teresa

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C’est sur un plateau quasiment nu, dont on aperçoit en fond de scène les éléments techniques généralement cachés au regard du spectateur, que rentrent ensemble Anne Teresa de Keersmaeker toute de noir vêtue d’une tenue transparente et Pavel Kolesnikov bermuda noir, teeshirt blanc et pied nu. Ce dernier restera quelques minutes près de son piano, le regard tourné vers la chorégraphe qui commence sa danse seule. Autant dire qu’on assiste dès le début à une certaine inversion du propos : à qui s’attendait à voir la danseuse et chorégraphe danser les Variations Goldberg de Bach, on serait presque à annoncer que ce sont les Variations Goldberg qui vont accompagner la danse de Anne Teresa de Keersmaeker durant 2 heures.

Dès les premiers pas de danse, on reconnait des éléments du vocabulaire des premières pièces des années 80 comme le balancer de bras et ces changements de directions si caractéristiques de Violin Fase, solo qu’Anne Teresa de Keersmaeker dansait encore il y a seulement peu de temps jusqu’à une chute qui l’a fait renoncer définitivement. A ce solo de “jeunesse” s’est substitué cet autre solo riche de tant d’années de danse auquel on assiste aujourd’hui avec les Variations Goldberg. Anne Teresa de Keersmaeker chemine maintenant dans sa danse comme Bach chemine avec ses variations à partir d’une ligne de basse continue, celle qui sert de canevas au premier Aria. Comme elle le rappelle elle-même dans sa note d’intention : “Avec sa trentaine de variations de toutes natures, en effet, la musique des Goldberg lance un redoutable et passionnant défi : inventer une forme dansée en perpétuelle transformation, gravitant pourtant autour d’un foyer immobile.”

C’est toute la subtilité de la chorégraphe de s’affranchir peut-être ici de ce qui constitue habituellement le fondement de ses créations soit une forme d’abstraction du mouvement. Nul doute qu’elle a construit sa danse en étudiant de très près la structure partitionnelle comme à son habitude, pour autant l’entrée des 2 artistes sur le plateau dans des tenues loin de la rigueur habituelle de la chorégraphe propose déjà un pas de côté.

Alors oui, on reconnaît les éléments du vocabulaire de Anne Teresa de Keersmaeker tout au long de ces 2 heures, mais l’intérêt de ces variations est ailleurs et loin de toute proposition de synthèse. C’est une danse aventureuse qui se dessine ici avec l’assurance des années passées et les hésitations d’une nouvelle jeunesse : des gestes esquissés et repris, des marches le bras levés et le doigt pointé,  des sauts poings serrés, des adresses au public, un noir de plusieurs minutes sur le plateau et ces tenues portées tout au long du spectacle : au noir transparent de la première partie succèdera une tenue disco clairement assumée dans un geste à la Travolta, pour finir en short à paillettes et en chemisier rouge. Libérée des tracés au sol, Anne Teresa de Keersmaeker arpente en toute liberté le plateau, s’éloigne en fond de scène, arrête de danser de longs instants, se couche au sol, s’accroche au piano de Pavel Kolesnikov, se déchausse plusieurs fois, et offre au regard du spectateur son dos nu durant une poignée de minutes.

La reprise de la première variation, comme un retour au port d’attache après une grande traversée, viendra clore la pièce. A 60 ans, la chorégraphe offre avec ces Variations Goldberg un solo d’une audace et d’une liberté infinies.

Les Variations Goldberg d’Anne Teresa de Keersmaeker vu au Théâtre du Châtelet le 13/07/2021 

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