Anita Berber danseuse des années 20

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Anita Berber, danseuse et femme libre dans la république de Weimar.

Anita Berber peint par Otto Dix en 1925
Portrait de la danseuse Anita Berber, Otto Dix © Kunstmuseum Stuttgart.

L’exposition exceptionnelle du Centre Pompidou / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / est l’occasion de nous arrêter à la figure de la danseuse Anita Berber représentée par Otto Dix en 1925 dans son Portrait de la danseuse Anita Berber, tableau iconique qui fait l’affiche de l’exposition et la couverture du catalogue.

La Nouvelle Objectivité.

A la suite du conflit armé de 1914-18, l’Empire allemand allié de l’Empire austro-hongrois est défait. De ces deux empires vaincus naissent 3 nouvelles républiques : celle de Weimar en Allemagne et les républiques d’Autriche et de Hongrie. Les mois et les années qui suivent sont traversés de conflits et d’une grande instabilité politique qui verra l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933. Après des années de conflits sanglants, et sur fond de difficultés économiques et politiques la vie culturelle et artistique reprend néanmoins à Berlin, Vienne et Budapest, mais également dans toute l’Europe. 

En Allemagne, Walter Gropius fonde le Bauhaus à Weimar en 1919, une école d’art qui réunit des artistes comme Klee, Kandinsky et Moholy-Nagy. Les cinéastes développent un cinéma qui se caractérise par sa grande expressivité. Dans ces mêmes années “émerge” un courant artistique dont l’exposition du Centre Pompidou propose une large rétrospective. Il s’agit de la Neue Sachlichkeit ou Nouvelle Objectivité. Les artistes qui s’y apparentent, dont certains sont issus du mouvement dada, dépeignent la réalité de manière froide et clinique. Ses représentants les plus illustres en sont Otto Dix, George Grosz, Christian Schad dont les tableaux dressent un état de la société de leur temps. Le photographe August Sander dont l’œuvre traverse toute l’exposition consacrée à ces Années 20, se lance également dans un travail colossal pour dresser des typologies de ce monde de l’après-guerre avec son projet Hommes du XXème siècle.

2 portraits de femmes
A gauche Otto Dix, “Portrait de la Journaliste Sylvia von Harden”, 1926. A droite August Sander, “Secretaire”, 1931.

Derrière le constat descriptif opéré par ces artistes de la Nouvelle Objectivité, la critique n’est pas tout à fait absente. L’exposition du Centre Pompidou présente un carton du peintre Otto Dix, Le Trityque de la Grande Ville datant de 1927-28. On y voit dans la partie centrale une scène de club : on danse au son d’un orchestre de jazz et les femmes sont très légèrement vêtues. Dans les panneaux latéraux les rues montrent un soldat invalide et des prostituées. Ainsi sont les deux pôles du monde de l’après-guerre : amusements et frivolités d’un côté pour les plus nantis, blessure de guerre, misère et prostitution de l’autre. Mais ces deux mondes ne sont pas aussi hermétiques l’un à l’autre et se côtoient en réalité sans vergogne dans un Berlin à l’atmosphère débridée après des années de privation et dans un contexte de misère économique où la prostitution devient la solution la plus immédiate pour pouvoir survivre.

Le personnage féminin au vêtement transparent ne cachant rien de son anatomie qui se tient dans la partie centrale du triptyque pourrait être la danseuse et comédienne Anita Berber dont Otta dix avait déjà fait le portrait en 1925. Elle était devenue à cette époque en quelques années une icône de la vie nocturne artistique et mondaine, danseuse (nue) de cabaret et actrice dans une vingtaine de films, faisant un usage effréné de nombreuses substances toxiques qu’il était aisé de se produire dans le Berlin de l’après-guerre. Elle s’habillait en homme portant cravate et monocle, coupe de cheveux à la garçonne, affichant une liberté sexuelle doublée d’une vie tumultueuse voire scandaleuse pour nombre de ses contemporains. On raconte qu’elle se promenait nue sous un manteau de fourrure avec un singe sur l’épaule. Ce fut un personnage aux multiples facettes et à l’aura sulfureuse dont la vie pris fin à moins de 30 ans. Sa notoriété fut telle qu’on vit apparaître dans les cabarets des spectacles à la manière de “la Berber”.

Anita Berber, une vie par les 2 bouts.

Anita berber danseuse des années 20
Anita Berber par E. Schneider,1921. Stiftung Stadtmuseum, Berlin.

Anita Berber est née à Leipzig en 1899 dans une famille d’artistes de la petite bourgeoisie libérale. En partie éduquée dans l’institut Jacques Dalcroze à Hellerau, elle s’installe ensuite avec sa mère à Berlin où elle intègre la troupe de Rita Sacchetto, une actrice adepte d’Isadora Duncan. Elle y côtoie Valeska Gert qui deviendra une autre figure d’une danse expressionniste dans ces années 1920. A partir de 1917, elle débute une carrière de danseuse de cabaret. Elle danse ses premiers soli sur les musiques de compositeurs contemporains tels Debussy et Strauss. Elle devient également modèle pour des magazines féminins comme Die Dame présentant des tenues vestimentaires tout à fait sages, photographiée par Alexandre Binder célèbre photographe installé à Berlin depuis 1913 et spécialisé dans la photographie de mode et les portraits d’acteurs du cinéma muet. Les photographies de Anita Berber qui furent pour certaines éditées en cartes postales attestent de sa notoriété naissante.

Anita Berber, photographies de mode par Binder
Cartes postales Anita Berber, Atelier photographique Alexandre Binder.

Elle fait ses premiers pas au cinéma en 1919 et épouse le scénariste Eberhard von Nathusius dont elle divorce aussi vite après sa rencontre avec Susi Wanoski qui tenait un établissement réservé aux femmes. Cette dernière devient son manager et son amante.

Anita Berber tourne dans une vingtaine de films dont celui de Richard Oswald Anders als die Anderen (Différent des Autres), dont le sujet est l’homosexualité. Le film sera interdit par les nazis. On la voit également dans le Dr Mabuse de Fritz Lang (1921) mais non crédité au générique, et dans de nombreux autres films.

Elle sert de modèle à la peintre Charlotte Berend-Corinthe, épouse du peintre Lovis Corinthe, pour l’édition d’un petit porte-folio de huit lithographies érotiques en 1919.

Lithographies d’Anita Berber par Charlotte Berend-Corinthe, 1919.

Les performances sur les scènes de Vienne.

anita berber danseuse des années 20
Celly de Rheydt

En 1920, elle danse pour la compagnie de Celly de Rheydt qui est considérée comme la première danseuse nue. Celle-ci propose alors à Berlin des spectacles dénudés sous couvert d’œuvres classiques. Anita Berber y rencontre Sebastian Droste lui-même danseur, poète et homosexuel. Ils quittent tous deux la compagnie et commencent à se produire ensemble à Berlin et à Vienne dans des compositions théâtrales et chorégraphiques expressionnistes chargées d’un érotisme mâtiné de grotesque et de morbide.

Depuis les années 1920, Anita Berber séjourne régulièrement à Vienne car bon nombre des films dans lesquels elle apparaît y sont tournés. C’est à partir de 1922 et les performances sur les scènes des cabarets viennois avec Sebastian Droste avec lequel elle s’est mariée la même année que le couple fait scandale. Dans une interview avec le journaliste berlinois Fred Hildenbrandt en 1922, Anita Berber remarquait : “Nous dansons la mort, la maladie, la grossesse, la syphilis, la folie, la mort, l’infirmité, le suicide, et personne ne nous prend au sérieux. Ils regardent juste notre voile pour voir s’ils peuvent voir quelque chose en dessous, les cochons*.” Anita Berber refusait d’être considérée comme une simple danseuse nue. Et il serait sans doute plus juste de parler d’une forme d’érotisme liée à des thématiques sombres.

Voici ce qu’en disait Albert Gessmann : “Lorsque cette femme danse ses danses du vice, de l’effroi et de la folie, elle se danse elle-même. Ce n’est pas de la fantaisie, mais son propre être intérieur qu’elle met à nu devant les spectateurs. Elle fascine par le rythme de ses mouvements, par la souplesse de panthère de son beau corps classique, et, selon la disposition spirituelle du spectateur, provoque l’admiration ou l’exaspération**.”

Le couple est finalement expulsé d’Autriche en 1923 pour de sombres histoires de vols divers, de contrats non respectés et se séparera dans la foulée. Revenue à Berlin, Anita Berber crée sa propre troupe et se remarie en 1924 avec le danseur Henri Châtin Hofmann avec lequel elle crée à partir de 1925 de nouveaux spectacles, reprenant en partie ses anciennes danses, qui ont un réel succès malgré, ou peut-être même en raison des excès de la danseuse.

C’est à cette époque qu’Otto Dix la prend pour modèle pour son tableau Portrait de la danseuse Anita Berber. Elle y apparaît prématurément vieillie. En pleine République de Weimar, elle est devenue une figure scandaleuse à la vie particulièrement mouvementée, affichant sa bisexualité, son androgynie, sa dépendance à l’alcool et à toute sorte de drogue. Elle fait la une des journaux pour son excentricité affichée. Mais à la suite d’une tournée au Moyen-Orient, Anita Berber meurt de Tuberculose à Berlin en 1928, un an après le décès de son ex-mari Sebastian Droste.

Les photographies de Dora Kallmus pour Anita Berber et Sebastian Droste.

Anita Berber et Sebastian Droste publient en 1923 un petit livre de poésies, accompagnées de dessins et de 16 photographies, intitulé Tänze des Lasters, des Grauens und der Ekstase, (Danses du vice, de l’horreur et de l’extase, Gloriette-Verlag 1923), basées sur leurs performances scéniques durant lesquelles les poèmes portant des titres aussi évocateurs que Cocaine, Martyr, ou Suicide étaient déclamés. L’ouvrage comprenait également un essai du critique Leopold Wolfgang Rochowanski, des portraits des auteurs et les scénographies de Harry Täuber.

Planches extraites de Danses du vice, de l’horreur et de l’extase, 1923 :

Les photographies d’Anita Berber et Sebastian Droste pour Danses du vice, de l’horreur et de l’extase ont été réalisées en 1922 à Vienne par Dora Kallmus. Elle y était installée depuis l’ouverture de son studio de photographie en 1907 associée à un autre photographe, Arthur Benda. Photographe renommée de la scène artistique et culturelle de l’époque proche des artistes de la Sécession viennoise, elle fit les portraits de Schnitzler, Alan Berg, Gustav Klimt et travailla également comme photographe de mode à partir de 1917. C’est probablement en raison de sa réputation qu’elle fut sollicitée pour la réalisation des clichés d’Anita Berber et Sebastian Droste, dont la mise en scène et les cadrages en exacerbent la veine expressionniste.

Elle quitta Vienne en 1927 et s’installa à Paris où elle possédait déjà un studio de photographie depuis 1925. Elle prit le nom de Madame D’Ora alors qu’Arthur Benda poursuivit seul l’activité de l’atelier viennois sous le nom d’Ora-Benda. A Paris, elle continua à faire des photographies de mode et réalisa de nombreux portraits de personnalités du monde des arts comme Coco Chanel, Joséphine Baker, Tamara Lempicka, etc. D’origine juive, elle fut obligée d’abandonner son studio parisien en 1940 à l’arrivée des allemands.

Anita Berber vs Elsie Altmann-Loos.

L’une des photographies particulièrement connues de Dora Kallmus est celle d’une autre danseuse et comédienne : Elsie Altmann-Loos. Si nous la mentionnons ici c’est que de nombreuses sources y voit un portrait de la danseuse Anita Berber. Or rien n’est plus inexact puisqu’il s’agit en réalité du portrait de l’épouse du célèbre architecte viennois Adolf Loos dont le cliché original se trouve dans le fond d’archives Setzer-Tschiedel à Vienne. Sans doute en raison de la date identique des clichés (1922) et de la qualité de danseuse des deux femmes la confusion s’est-elle installée. Ce portrait fera la couverture de la publication de l’autobiographie de Elsie Altmann parue en 1984 : Mein Leben mit Adolf Loos (Ma vie avec Adolf Loos). 

Le portrait de Elsie Altmann-Loos se présente comme une référence explicite à la peinture de Klimt qui fut l’une des premières personnalités que Dora Kallmus photographia. Comparé au Judith, tableau peint en 1901 du célèbre peintre viennois, on retrouve dans le portrait de Elsie Altmann-Loos le regard surplombant et mystérieux, la poitrine dénudée, le motif décoratif du vêtement auquel répond le collier de perles et l’arrondi de la chevelure. On est bien loin des clichés à l’esthétique expressionniste réalisés pour Anita Berber par la photographe à la même époque.


L’Art chorégraphique de notre temps de Hermann et Marianne Aubel.

Hermann et Marianne Aubel, Der Künstlerische Tanz unserer Zeit, 1928

En 1928, l’année de la mort d’Anita Berber, Hermann et Marianne Aubel publient un ouvrage constitué d’une centaine de planches photographiques de danseuses et quelques danseurs : Der Künstlerische Tanz unserer Zeit, 1928 (l’Art chorégraphique de notre temps, 1928). A côté de photographies de ballerines classiques telles Anna Pavlova ou Tamara Karsavina, la part belle est faite à des danseuses telles Mary Wigman ou Gret Palucca que l’on voit bondissantes dans les clichés de Hugo Erfurth et Charlotte Rudolph. On n’y trouve aucun cliché de Anita Berber. Sans doute ses qualités de danseuses pourtant reconnues dans un premier temps ont-elles été éclipsées par un comportement de plus en plus erratique. Par ailleurs l’ouvrage de Hermann et Marianne Aubel, avec ces photographies sur fonds clairs et ces corps qui adoptent des poses plus dynamiques, s’écarte de l’esthétique expressionniste et morbide telle que produite par Anita Berber et Sebastian Droste et propose une nouvelle vision photographique de corps dynamiques en action. C’est la nature même de cette Nouvelle Objectivité des années 20 “qui a vu le passage (…) d’un art de l’expression subjective à une représentation objective.”***

Photographies de Charlotte Rudolph : Mary Wigman à gauche et Gret Palucca à droite.

Anita Berber a sans doute été une de ces illustres représentantes de cette “Neue Frau” telle que l’ont dépeinte les artistes de la Nouvelle Objectivité. Mais après sa mort à l’aube des années 30, elle est tombée dans l’oubli d’autant plus vite qu’elle fut associée aux “artistes dégénérés” que bannit le régime nazi. Il fallut attendre les années 1980 et la biographie de Lothar Fischer (Tanz zwischen Rausch und Tod : Anita Berber, 1918-1928 in Berlin), également auteur d’une biographie sur Otto Dix, et les articles qui suivirent pour réévaluer sa place dans l’histoire de la danse et de la performance.
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note :
* Anita Berber in Fred Hildenbrandt, “… ich soll dich grüssen von Berlin. 1922-1932. Berliner Erinnerungen 6 ganz und gar unpolitisch”, Quoted in Alexandra Kolb, “Performing Femininity” (2009) (Cultural History and Literary Imagination 12, Bern: Peter Lang), p. 209.
** cité par Guilbert, Laure. Anita Berber ou la danse par le scandale, “Repères, Cahier de danse”, vol. 29, no. 1, 2012, pp. 18-19.*** Sabina Becker : La norme culturelle de l’objectivité. L’anti-expressionnisme à Weimar, dans le catalogue d’exposition : “Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander”.

Sources principales : 
– Catalogue de l’exposition : Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander au Centre Pompidou du 11 mai au 5 septembre 2022.
– Guilbert, Laure. Anita Berber ou la danse par le scandale, “Repères, cahier de danse”, vol. 29, no. 1, 2012, pp. 18-19.
– Karl Eric Toepfer, Empire of Ecstacy – Nudity & Movement in German Body Culture, 1910–1935, University of California Press, 1997 – 422 pages.
– page wikipedia : Anita berber
– Le blog de Side Real Press et la page : Anita Berber, Sebastian Droste and the Dances of Vice, Horror, and Excstasy– Projets Tanzfonds : Anita Berber – Retro / Perspective